Textes

Lettre à Claude Zilberberg

Jacques Fontanille

 

Limoges, le mercredi 29 juin 2005

Mon cher Claude,

Comme tu le sais, je suis aujourd’hui retenu à Limoges. Cela me désole, mais, en même temps, je suis dispensé d’une contribution académique, et je peux me livrer à un exercice plus personnel, et qui consistera à essayer de comprendre comment tu penses. L’exercice est périlleux, c’est vrai, et peut-être même un peu indiscret, car il pourrait révéler aux yeux de tous aussi bien une grande intimité intellectuelle, qu’une fausse et spécieuse proximité entre nous.
Mais prenons le risque.

Au début, le risque est faible, car le point de départ est de notoriété publique : la pensée de Claude Zilberberg est énigmatique, et même pour ceux qui l’observent depuis longtemps, qui travaillent avec lui régulièrement, elle reste toujours, à maints égards imprévisible. Et c’est ce qui en fait toute la valeur, puisque ces effets de surface manifestent en somme la créativité de cette pensée.

Ce qui réduit aussi le risque pour moi, c’est que j’ai eu de nombreuses occasions, et même parfois l’obligation, de pénétrer cette pensée pour me l’approprier et la restituer : entre autres, tes interventions annuelles dans notre séminaire, à la suite desquelles il me fallait au moins donner l’impression d’avoir compris quelque chose, et surtout la préparation de Tensions et signification, qui fut une des plus belles aventures intellectuelles, et une des plus difficiles, qu’il me fut donné de connaître.

Je m’arrête un moment sur cette dernière expérience : j’ai toujours chez moi le « paquet » de nos échanges et de nos brouillons, j’ai toujours en mémoire le travail de discussion, de reformulation, d’élagage auquel je me suis livré, sans concession, sur les chapitres dont tu avais l’initiative. De ce travail que j’ai mené, tu as souffert, souvent ; tu as protesté, parfois ; mais tu l’as accepté parce que tu savais que c’était aussi une manière de te rendre hommage, l’effet d’une attention bienveillante et admirative, et une proposition de lecture, intimement pénétrée de ce qu’il y a d’essentiel dans ta pensée, proposition de lecture qui s’efforçait d’anticiper sur les lectures ultérieures, celles des vrais lecteurs de ce livre.

Car un des premiers mystères de la pensée de Claude Zilberberg, c’est l’entour nécessaire dont elle se pare, et surtout le caractère systématique des digressions et des associations d’idées dont elle se nourrit. Cette pensée semble mettre en œuvre deux systématicités complémentaires, et qui entretiennent une relation tensive, dans le plus pur style de la « structure tensive » : d’un côté la systématique d’inspiration hjelmslevienne, qui procède par déduction des fonctifs à partir des fonctions, et qui conduit à des typologies et des cartographies positionnelles de configurations conceptuelles, et de l’autre une systématique éminemment personnelle, mais qui n’est pas étrangère à notre formation initiale commune, celle des professeurs de lettres, et qui, comme dans l’explication de textes, procède par allusions, associations, rapprochements, dérivations et bifurcations ; sauf que dans ton cas, tous ces procédés concernent le développement conceptuel, et non le supposé « sens » du texte à analyser.

Tout comme dans la structure tensive canonique, ces deux directions peuvent chez toi se renforcer l’une l’autre, se combattre, dominer tour à tour, mais rarement s’annuler réciproquement. Pour le lecteur lambda, la digression encombre l’exposition du thème principal ; mais le lecteur « intime », en revanche, comprend que l’exposition est étayée sur la digression, et que le faisceau de toutes les branches du raisonnement va conduire, peu après ou un peu plus loin, à la formation d’une configuration stabilisée. Quand elle apparaîtra, le premier sera tout surpris ; s’il est naïf, il sera simplement fasciné ; s’il est de mauvaise foi, il ronchonnera, et demandera sur un ton désagréable : « Mais d’où ça sort ? ». En revanche, le second sera à la fois conforté dans ses prévisions, soulagé de les voir se réaliser ; et, longtemps inquiet de perdre le fil principal, craignant de te voir t’embrouiller toi-même dans les multiples fils que tu tires, il partagera avec toi (et avec jubilation) l’aboutissement : « Enfin, il y est arrivé ! ».

Claude, voilà la première raison pour laquelle ta pensée ne laisse jamais indifférent, même ceux qui la rejettent : il y a, au cœur même de tes raisonnements, un principe tensif qui engendre des états passionnels chez le lecteur, ou, plus précisément, des processus de mise en tension qui sont en eux-mêmes des configurations passionnelles.

Mais je crois qu’il faut faire en ce qui te concerne une différence radicale entre la « pensée écrite » et la « pensée orale ». Et là, je vais faire appel à un autre type d’expérience, celle des exposés au séminaire. Tout le monde sait qu’avec l’expérience, je suis devenu un petit virtuose de l’ex-post, et du commentaire-à-chaud-de-celui-qui-fait-semblant-d’avoir-tout-compris ; or, en t’écoutant, Claude, et en anticipant mentalement sur l’exercice à venir, j’ai souvent eu des sueurs froides, de petits moments de panique.

Car, à l’oral, tu étires le préambule d’une telle manière qu’il est en général impossible de savoir si tu vas traiter le thème annoncé, si tu as oublié que tu devais le traiter, ou si tu as décidé de faire patienter ou d’impatienter ton auditoire. A cet égard, ta technique de préparation des exposés est bien significative : tu arrives en général avec un paquet de feuilles composé de deux ensembles : une partie entièrement rédigée et dactylographiée en A4, qui est sous la pile, et une partie constituée de notes manuscrites sur des feuillets de plus petite taille, au-dessus de la pile. C’est le dessus de la pile qui est déroutant, car il prépare sans l’annoncer, à la manière des entrées froides et des salades composées, ce qui constitue le « plat principal » du repas auquel tu nous convies.

De ce premier moment de la présentation orale, celui où se succèdent les feuillets manuscrits, on pourrait être tenté de dire que tu es dans la digression ; et pourtant tu n’y es pas encore, puisque le thème principal n’est pas engagé. On pourrait aussi supposer que tu es dans l’introduction, mais ce n’est pas le cas, puisque le thème principal n’est en général pas annoncé. On doit alors admettre que tu as placé là l’ensemble des préoccupations sur le fond desquelles la suite va s’édifier, une sorte de balayage d’une problématique qui n’est encore que potentielle, et qui va s’actualiser dans le problème principal.

Mais on se rend compte alors que la matière qui est ainsi déployée en ligne, en une succession qui tient l’auditoire en haleine, est exactement de même nature que celle qui nourrit les vraies digressions à l’écrit, et on croit alors tenir le secret de ta méthode de pensée, en découvrant un principe de conversion, et de conservation, entre l’oral et l’écrit.

En effet, ce qui passe à l’écrit pour associations, rapprochements, dérivations et bifurcations inattendues, correspond, à l’oral, à une séquence initiale de déploiement de la problématique d’arrière-plan. Mais, du coup, on doit aussi constater que la matière qui leur est commune participe tout autant de lasystématicité hjelmslevienne que l’exposé du thème principal ; et on doit pour finir admettre qu’il n’y a pas dans ta pensée deux systématicités qui se confrontent, se confortent ou se combattent, mais une seule, et soumise à deux points de vue différents, deux distances et deux « plans d’immanence », comme dirait Jean-François Bordron. En somme, on pouvait croire à une confrontation entre deuxsystématicités, alors que la tension concerne deux points de vue, deux plans d’immanence, deux « régimes » d’une même systématicité.

D’un côté, quelque chose prend forme à partir de ta culture propre, culture épistémologique, anthropologique, linguistique, sémiotique et artistique : grâce à une série d’extractions pertinentes, tu constitues en quelque sorte le plan d’immanence d’une « forme de vie ».

De l’autre, quelque chose se dessine à partir d’un thème à traiter, et comme toute thématique, celle-ci est susceptible, au moment de la manifestation et de la « mise en pertinence » de prendre l’allure d’une pratique déterminée, en général soit une pratique d’analyse inductive, soit une pratique de construction déductive.

Je vais tenter moi aussi un rapprochement qui paraîtra étrange : dans une étude récente sur les rapports entre les conversions/conservations des configurations passionnelles, entre le discours mythique et le discours narratif, littéraire ou plus ordinaire, j’ai cru pouvoir avancer et démontrer l’hypothèse suivante.

Entre les deux genres, et les deux pratiques culturelles, il y a conservation de la configuration passionnelle, qui se présente en général comme une structure tensive confrontant au moins deux directions, deux isotopies, etc. Et la conversion entre les deux genres ou les deux ensembles culturels affecte seulement le mode de résolution de cette tension/confrontation constitutive :

–          dans le discours mythique, la confrontation se manifeste sur la dimension paradigmatique, et sera résolue de manière paradigmatique, par des figures de médiation bien connues, dont Lévi-Strauss a naguère proposé la formule d’engendrement (la formule canonique du mythe) ;

–          dans le discours narratif, anecdotique, littéraire ou quotidien, la confrontation se manifeste sur la dimension syntagmatique, et sera résolue de manière syntagmatique, grâce à la mise en séquence des éléments constitutifs de la tension génératrice : c’est ainsi qu’apparaît la séquence canonique d’une passion particulière, reconnaissable justement à sa forme canonique.

Mais les deux « régimes » et les deux types de résolution des tensions produisent tous deux des effets et des états passionnels, différents, parfois irréductibles l’un à l’autre, et pourtant complémentaires, comme le verso et le recto de la même configuration.

Maintenant, transposons, et vérifions les conséquences de cette hypothèse dans le cas de Claude Zilberberg.

Et oui, mon cher Claude, il y a dans ta manière de penser deux procédures de résolution différentes de la tension qui est chez toi fondatrice, entre la « forme de vie » que tu te donnes, et les « pratiques » auxquelles tu t’adonnes.

–          A l’écrit, une manifestation et une résolution de type paradigmatique, et qui donnera l’impression que, par rapport à la pratique en cours, la forme de vie est digressive, associative, proliférante.

–          Et à l’oral, une manifestation et une résolution de type syntagmatique, grâce à l’adoption d’une séquence de forme canonique.

Chacun des deux types de manifestation et de résolution de la tension produit chez le lecteur et l’auditeur des passions spécifiques, que j’ai évoquées plus haut. Mais il faut aussi supposer que toi aussi, selon que tu penses à l’écrit ou à l’oral, tu connais aussi deux états passionnels différents ; mais là je m’arrête, car poursuivre en ce sens serait trop indiscret, et cette « boîte noire » de l’inspiration, la chair même de ta pensée, n’appartient qu’à toi.

Claude, mon ami, compagnon d’aventures sémiotiques depuis si longtemps, profite pleinement de cette belle journée qui est consacrée aux fruits de ta pensée, et à bientôt, après l’été.

Affectueusement

JACQUES FONTANILLE

 

L’esthétique conceptuelle de Claude Zilberberg

Denis Bertran

 

Sous les sèmes y a quoi ? », le ton est donné, célinien. On se souvient de ce titre éruptif du premier chapitre de l’Essai sur les modalités tensives (1981). D’ailleurs, cette référence, Claude la revendique rageusement dans la note 10 du même essai : « Quand se décidera-t-on à prendre en compte le caractère volcanique du langage ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour qu’un théoricien « à la Céline » apprenne aux contemporains que le langage est souffle ? » (p. 29). On a envie de répondre, avec la secrète induction de l’auteur, « le voici ! ».

« Sous les sèmes y a quoi ? » : cette simple question imprime la double direction qui me paraît marquer tout à la fois la construction sémiotique (j’avais écrit : méditation) de Claude, la quête centrale de son objet d’un côté, et le registre du discours qui lui donne forme de l’autre, cette « certaine euphorie de l’écriture » (écrit-il dans l’« Avant-propos » du même ouvrage, p. XI), « cette certaine  allégresse », ou désormais, avec le recul du temps, on peut le dire, cette allégresse certaine. Deux directions intimement liées qui, l’une par l’autre, définissent à mes yeux l’apport essentiel de l’auteur à notre discipline commune.

« Sous les sèmes y a quoi ? », cette question est si insistante, qu’on la retrouve, sous un autre énoncé certes, mais au fond inchangée, dans le titre d’un de ses derniers articles, vingt-cinq ans plus tard et à paraître dans un volume sur « La transversalité du sens », où elle a cette fois la forme articulée d’une réponse : « Le double conditionnement – tensif et rhétorique – des structures élémentaires de la signification ». On entrevoit ainsi ce qui se cache « sous » les sèmes – ce « conditionnement tensif et rhétorique », autrement dit, tout un univers qui se découvre – et qui pourtant éclate à tout instant à la surface prosodique du discours de notre ami.

C’est cette double direction, de contenu et d’expression, qui fera l’objet des quelques remarques que je voudrais vous présenter ici, parce qu’elle recèle à mes yeux le paradoxe de la sémiotique zilberberguienne, abstraite mais vibrante, fondamentale mais en prise sur l’expérience vive du sens, théorique s’il en est mais aussi poétique.

Il est banal de dire que cette sémiotique si savante et si cultivée échappe avec obstination et âpreté à tout mouvement de foule. J’entends encore Claude affirmer avec dédain sa méfiance pour les totalisations hâtives : après le « tout narratif », il y a eu le « tout modal », et puis le « tout aspectuel », et encore le « tout phénoménologique » ou encore « le tout esthésique ». Et de fait, il est difficile de trouver dans ses textes la place d’une problématique totalisante du sujet et de l’actant, ou d’une problématique du discours ou même d’une problématique dusensible (alors qu’au fond, il ne parle que de ça), l’une ou l’autre envisagée de face comme l’objet soudain cardinal de toute réflexion. Les chevilles ouvrières sont ailleurs. Elles sont dans la conceptualisation de l’infra, dans cet espace limite sous les vibrations sonores et sémantiques des mots, qui cherche des mots pour se dire tout en se maintenant rigoureusement dans les contraintes théoriques qui autorisent cette diction et lui assurent une validité partageable. Horizon cadré par les plus grands théoriciens du langage d’un côté (Hjelmslev en premier lieu) et révélé par les plus grands poètes de l’autre (Mallarmé d’abord). Les raretés lexicales, livrées à leur chance comme à leur inconnu, sont alors légion : c’est par exemple la pluie des « faire » dans la fabuleuse arborescence qui sous-tend les faire cognitif et pragmatique à la fin de l’Essai sur les modalités tensives. Dans ce vaste dépliant fait pour relancer l’intérêt sur les « systématisations de vaste envergure, les cosmogonies d’autrefois » (p. IX), on trouve ainsi, à côté des faire bien connus tels que l’opératoire, l’émissif, le manipulateur ou le persuasif, le faire clastique et le faire phanique, le faire tomique et le faire cratique à côté des faire contemplatif, déceleur ou allécheur…

Mais derrière l’anecdote lexicale, superficiellement listée, c’est un autre problème qui se dissimule, et qui m’intéresse ici. Un troublant écart se forme en effet entre la conceptualisation hardie, exigeante et subtile de la tensivité – concept totem dont les formes complexes et continues sous-tendent tout formant donné à tort pour élémentaire et discret –, et le texte élancé, rude, abrupt, provocateur, tout à la fois nuancé et péremptoire, tramé de figurativité, de drame et de passion, qui vient porter au jour de la compréhension et de la description les réseaux fluents de la phorie enfin ajustés à l’expérience même du sens. Si l’esthésie et le vécu affectif apparaissent bien ici ou là dans le Précis de grammaire tensive, comme les prémisses, explicitées cette fois, de la construction théorique, et élevées au rang de catégories directrices, ils ont été longtemps enfouis à l’horizon des chaînes de présupposition d’où seule l’allégresse provocante de l’écriture les faisait indirectement émerger, et du coup les manifestant à leur insu.

Le concept alors se fait chair. Car là se situe pour moi, lecteur naïf, le propre de l’écriture, par où un « style sémiotique » vient se définir comme une véritable esthétique conceptuelle. En effet, toutes les subtilités théoriques ne sont arrachées au ronronnement encore abstrait de leur advenue et installées dans les fabuleuses taxinomies que l’on sait, que par la prédication qui les fait surgir, concrète, matérielle, charnelle, ou en un mot trop théorique, figurative. Les concepts deviennent alors, sous cet effet de loupe qui les scrute à loisir, des objets matériels, comme ces objets de valeur de la narrativité, stabilisés et manipulables dans l’aire de jeu du sens. Plus encore, cette mise en scène discursive qui fait des concepts une pâte consistante, volontiers rudoyée par leur artisan, bien plus qu’un effet de style où transparaît l’ethos de l’énonciateur (fait de modestie et de désinvolture), cette mise en scène m’apparaît comme la condition même de leur possibilité d’émergence : il faut décoller ces concepts de leur gangue pour les porter au jour.

Et si, parmi les figures listées par la rhétorique, qui assurent selon l’auteur le double jeu d’ascendance et de décadence propre à la « quête du retentissement » qui caractérise cette discipline, s’il fallait élire une ou deux figures qui paraissent épouser mieux que toute autre l’émergence du concept et sa mise en circuit dans l’écriture de Claude Zilberberg, j’accorderais le privilège à la catachrèse pour la dénomination et à la prosopopée pour le discours. Par cette dernière l’abstraction prend la parole et se libère de son abstraction même. Elle devient sujet sensible dans le champ de la prédication qui la fait émerger et dont elle devient pour ainsi responsable.

Mais remontons d’un cran. L’esthésie conceptuelle se manifeste tout d’abord dans le choix des mots appelés à devenir concepts directeurs : la « phorie » par exemple, ou la « tensivité » partagée entre « extensité » et « intensité », qui s’imposent toutes comme des trajectoires dynamiques dans l’espace. On comprend la promotion centrale de l’« élasticité » du discours au début du Précis de grammaire tensive : à elle se rattachent, outre les termes ci-dessus, le couple essentiel de la diminution et de l’augmentation, mais aussi l’ajustement entre singularité et pluralité, le privilège de la dépendance sur la différence, le primat de l’accent sur le versus, l’aspectualité définie comme le « devenir ascendant ou décadent d’une intensité ». Chacun de ces termes abrite dans son sémantisme une expérience sensible ténue, mais résistante et articulée comme les formants d’un génome. On peut y voir un art de la catachrèse, qui trouve un nom à un phénomène jusqu’alors innommé par rapprochement analogique avec une autre phénoménalité, mais celui-ci s’adresse ici invariablement à une phénoménalité de l’ordre du sensible. C’est ainsi, par exemple, que « la réciprocité multiplicative du tempo et de la tonicité est, écrit Claude Zilberberg, l’assiette des valeurs d’éclat, c’est-à-dire de la superlativité » (PGT, p. 5) : l’assiette des valeurs d’éclat, le socle, la garantie du solide à son point d’équilibre, dans le choc de l’oxymore…  En un mot, l’esthésie commande les actes de dénomination. Mais elle se situe également dans les prédicats qui appellent les concepts à tenir des rôles actantiels. Ils se trouvent alors chargés, comme de vaillantes maîtresses de maison, de « s’adresser » à d’autres formants, de les « accueillir » comme il faut, ou de « recueillir » les fruits de leur hospitalité.

Car cette esthésie se situe encore dans la véritable scène narrative et passionnelle où interagissent les termes conceptuels à travers leurs relations tourmentées. Ainsi, par exemple, lorsque Claude asserte la « préséance » du subir sur l’agir (PGT, p. 6), c’est bien d’une scène hiérarchisée gouvernée par des codes déontologiques qu’il s’agit. Du reste, la modalisation différenciée des deux infinitifs ainsi actantialisés sera confirmée quelques lignes plus loin par la révolte de l’agir, dans l’énoncé libérateur du devoir qui l’asservit, libération qui se résoudra dans le beau geste d’une rétribution généreuse : « Quand l’agir s’affranchit de l’autorité du subir, mais à seule fin de le satisfaire, de le combler, c’est la direction qui prend le pas sur la position et l’élan. » (ibid., p. 6). Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien, et la passion parfois semble dévorer les concepts, comme cette haine entre les sur-contraires. Après avoir présenté ce modèle séduisant où la classique relation de contrariété, par dilatation des intervalles, se trouve intensifiée par la distinction entre les sur-contraires « toniques et distants », et les sous-contraires « atones et proches », comme l’hermétique et le béant intensifiant le fermé et l’ouvert, l’auteur se prononce sur leurs états passionnels réciproques. Il évoque alors par delà « la “détestation” mutuelle des extrêmes », les sur-contraires, « lasolidarité » qui les relie puisqu’ils partagent « la même “abjection” » pour les moyens termes (PGT, p. 11).

Cette esthésie conceptuelle se situe encore, ou enfin, dans la prosopopée elle-même. Je ne donnerai ici qu’un modeste exemple de cette phase ultime de l’animation qui, dans le discours de Claude Zilberberg, donne au concept force de discours, et plus encore de source de discours. Lorsqu’il analyse les directions axiologiques de la syntaxe extensive, où le tri du tri conduit aux valeurs d’absolu, concentrées et réflexives, et où le mélange des mélanges conduit aux valeurs d’univers, diffusantes et transitives, il affirme, je cite, que « chacune de ces directions axiologiques tait son mal secret » (PGT, p. 20) : à savoir l’exclusion au nom de la pureté pour le tri, l’inclusion jusqu’à l’indistinction pour le mélange. D’où se dégage une vision politique… Mais cela est bien l’affaire du discours « tu » des directions axiologiques en question… Plus largement, mais indirectement, une esthétique de la prosopopée traverse, me semble-t-il, l’expression conceptuelle zilberbergienne. La tensivité comme « être de langage » ordonne et contrôle le discours, littéralement « prend » la parole, la fait sienne, en commande l’énonciation : « Il n’y a pas d’abord des choses, puis des qualités, écrit Claude, mais plutôt des survenirs, des émergences soudaines, des accentuations en quête de signifiants d’accueil plausibles. » (PGT, p. 23).

Deux objets conceptuels, liés à la mise en discours, illustrent particulièrement à mes yeux cette disposition dans l’écriture à élire, à accompagner et à valoriser une esthétique tensive du surgissement, partout présente par ailleurs : il s’agit de la concession et de l’événementialité, l’une et l’autre du reste se rejoignant. La concession impose la réalisation advenue sur un fond de non-réalisable : « bien que cette cause soit désespérée, je la défends. » Elle manifeste, emblématiquement, à la surface du discours ce qui se joue, enfoui, sous les catégories dites élémentaires, et que l’écriture de la théorie, contre toute attente fait surgir et met en formes. Contre « l’ordre morne de la règle » elle impose « l’ordre tonalisant de l’événement ». Cet événement, dont l’analyse admirable à la fin du Précis de grammaire tensive insère la réalité sensible dans le cadre des dynamiques intensives et extensives qu’il fait « vibrer », impose au sujet une « déroute modale instantanée » (le subir), et une temporalité qui est « comme foudroyée, anéantie » (PGT, p. 22). C’est là, un peu, l’état du lecteur absorbé dans la dynamique de cette sémiotique, et ébloui par elle.

 

C’est dire, pour conclure, que ces quelques remarques superficielles sur la texture des énoncés n’avaient pas pour but de surligner quelques accidents heureux d’écriture dans un ensemble qui serait confiné à la rhétorique argumentative de l’abstraction, mais bien au contraire de souligner la force poétique du lien, d’ordre semi-symbolique, qui à mes yeux unit le contenu conceptuel et la forme de son expression dans l’œuvre de Claude Zilberberg. Je lui laisserai le mot de la fin : « Depuis toujours l’éloquence n’est-elle pas partagée entre souffle et justesse ? » (PGT, p. 20). J’ajouterai : le souffle pour le plan de l’expression, « à la Céline », et la justesse pour le plan du contenu, dans la tension inexorable entre l’excès et l’insuffisance. L’entreprise scientifique pour saisir le mouvant du sens est rejointe par l’entreprise esthétique qui fait surgir l’émotion au sein du sens