Sujet

 Pour la continuité linguistique et sémiotique, le sujet et l’objet constituent des catégories qui se présupposent l’une l’autre, au point qu’elles en viennent à se ressembler selon Jespersen : «Le sujet et l’objet sont tous les deux des éléments de rang 1 et on peut accepter dans une certaine mesure l’affirmation de Madvig selon laquelle l’objet est en quelque sorte un sujet caché, tout comme celle de Schuchardt pour qui “tout objet est un sujet relégué à l’arrière-plan”.» (O. Jespersen, La philosophie de la grammaire, p. 218) C’est la raison pour laquelle nous avons, dans des écrits antérieurs, risqué le terme de sub-objetafin d’inscrire dans le plan de l’expression ce glissement jakobsonien de la contiguïté à la métaphore. Cette proximité-identité a pour résolution le fait que les caractéristiques accordées aux objets seraient des “variétés” des valences et des sub-valences affectant le sujet. Ce dernier serait la modalité stative de l’appareil des catégories tensives, tandis que l’objet serait sa modalité expressive. Bien entendu, la question du sujet ne se règle pas en quelques paragraphes. Il s’agit seulement de formuler du point de vue tensif les questions les plus “intéressantes”. Dans les limites de ce glossaire, nous en retiendrons deux, la première relative au sujet d’état, la seconde relative au sujet opérateur. Par-delà leurs divergences importantes, les grandes créations culturelles défendent relativement au sujet une conception héroïque: sujet tragique de fait sinon en droit immortel, sujet épique, sujet diégétique en quête de sa reconnaissance; même le sujet romanesque n’échappe pas à la grandeur sous la plume des plus grands. Ce que nous avons en vue dans les limites de cette entrée, c’est la physionomie du sujet au quotidien, dans son quotidien, vaquant à la production ordinaire du sens, non pas entre deux exploits, mais entre deux événements, ce qui est fort différent. Sur ce point précis, nous assumons la question de Deleuze dans Pourparlers (p. 218): «Chez Leibniz, chez Whitehead, tout est événement. Ce que Leibniz appelle prédicat, ce n’est surtout pas un attribut, c’est un événement, “passer le Rubicon”.D’où ils sont forcés de remanier complètement la notion de sujet: qu’est-ce que doit être un sujet si ses prédicats sont des événements?» Le sujet en concordance avec le schéma narratif greimassien est un sujet devenu compétent qui vient à bout des difficultés qu’il a anticipées; c’est l’envers de ce style existentiel que nous entendons reconnaître: quel est ce sujet qui, parfois, à son corps défendant, voit l’événement faire irruption et bouleverser son champ de présence? C’est un sujet sensible, par catalyse: un sujet sensible à l’ardeur extrême des subvalences de tempo et de tonicité qui subjectivent la survenue de l’inattendu et précipitent le sujet de la sphère familière de l’agir dans celle extatique du subir. Cet adverbe modeste “parfois” nous fournit l’assiette paradigmatique du sujet d’état dans la mesure où ce dernier est déterminé, obligé par la dualité des modes d’efficience: [survenir vs parvenir]. En effet, s’il n’y avait que des événements, c’est la catégorie même de l’événement qui serait au bout du compte virtualisée, mais le sujet se tient sur la ligne de crête mouvante séparant d’un côté des actions relevant du parvenir et qui doivent par équité être portées à son crédit, de l’autre des événements que, selon l’expression courante, “il n’a pas vu venir”, événements qui, à l’instar de ce qui se produit dans le jeu, mesurent à ses yeux sa chance ou sa malchance. Centrée sur le sujet opérateur, notre seconde remarque porte sur la relation entre ce sujet et la subjectivité, qui est comme le sillage que le passage du sujet creuse. Il s’agit d’entrevoir comment le sujet s’y prend pour que “le” monde devienne, selon le mot de Gœthe, “son” monde; il s’agit d’identifier quelques-uns des ressorts de cette appropriation. Un univers sémantique identifié et stabilisé, un micro-univers sémantique selon Greimas, n’est pensable que comme grammaire déclinant des concordances contraignantes et des interdits, autrement dit des catégories. Mais ce rappel indiqué, la question s’impose: d’où vient au juste que le sujet soit en mesure de jouer avec l’appareil catégoriel qui le précède? En effet, le jeu et la grammaire, dans la mesure où ils exigent l’un et l’autre de la part des joueurs l’observance de règles strictes, sont en affinité l’un avec l’autre – comme le voulait Saussure, mais sous un rapport différent quand il rapprochait la langue et le jeu d’échecs. Mais le questionnement insiste: mais d’où vient que le sujet accepte de jouer selon ces règles? La raison tient en ceci: ces règles sont ses règles. Autrement dit, les opérations d’augmentation et de diminution que le sujet effectue sur la dimension de l’intensité et les opérations de tri et de mélange qu’il effectue sur celle de l’extensité n’ont aucune extranéité: sur la dimension de l’intensité, le sujet règle, ajuste les affects qui le dévastent ou le dépriment; sur la dimension de l’extensité, il classe, case comme il peut ou rejette les grandeurs qu’il a admises ou qui sont “tombées” dans son champ de présence. L’assiette subjectale des dimensions et sous-dimensions d’une part, des opérations canoniques d’autre part, rend compte de l’appropriation subjective aussi bien des états d’âme que des états de choses. Prévenons une objection qui serait décisive si nous n’étions pas en mesure, croyons nous de bonne foi, de la lever. Cette [grammaire + jeu] est-elle une “maison” ou une “prison”? C’est ici que l’alternance paradigmatique [implication vs concession] montre son mérite inappréciable: si l’implication, que la rhétorique argumentative en la personne d’Aristote a consacrée, était seule opérante, sans alternance, cette grammaire serait une “prison”, mais la concession, avec l’assistance de la récursivité, donne lieu à un adverbe sousestimé: “pourtant”, lequel porte, emporte la chose au-delà d’elle-même, redouble le redoublé, amenuise l’amenuisé et procure ainsi au sujet ces superlatifs-concessifs en apparence, mais en apparence seulement, excessifs, lesquels confèrent au discours cette force persuasive qui est l’attendu du discours selon Merleau-Ponty: «Elle [la philosophie] commence au contraire avec la conscience de ce qui ronge et fait éclater, mais aussi renouvelle et sublime nos significations acquises.» (La prose du monde, pp. 25-26) Le dépassement devient avantageusement une propriété-possibilité du système, que le sujet est en mesure sous certaines conditions de retourner à tel égard contre le système lui-même. Cette situation est celle des artistes modernes qui, si nous prenons le cas des peintres, ne se proposent pas de peindre un tableau “de plus”, mais d’inventer ou de réinventer jour après jour la peinture. La physionomie du sujet telle qu’elle ressort de cet examen hâtif est ambivalente: la dualité des modes d’efficience [parvenir vs survenir] fait du sujet d’état un être à la merci de l’événement qui le dessaisit sans ménagement aucun des compétences dans lesquelles il puise sa confiance en soi et son courage face à l’adversité ordinaire de la vie. En revanche, la dualité des opérateurs discursifs d’envergure [implication vs concession] accorde au sujet opérateur une capacité de dénégation, selon certains de révolte, qu’il peut opposer à la contrainte directe qu’il subit.

(voir événementrécursivitéparvenirsurvenirimplicationconcession)